De l’hypnose télévisuelle : Le jeu de la mort
Jean-Philippe Catonné
Philosophe et psychiatre
propos de secret, plus exactement de rupture du secret, c’est de télévision qu’il s’agira, plus précisément de ce type de spectacle, dit de téléréalité. Je partirai du documentaire
À
diffusé en mars 2010 sur France 2, intitulé Le Jeu de la mort. Christophe Nick, le producteur, a nourri de longue date ce projet de dénonciation de la téléréalité : comment ? Il a transposé, pour le petit écran, les expériences conduites dans un laboratoire de psychologie sociale de Yale par l’équipe de Stanley Milgram. Ces expériences menées entre 1950 et 1963 ont porté sur l’étude de la soumission à l’autorité.
Le contexte mérite d’être rappelé : nous sommes au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Hannah Arendt publie en 1951 sa magistrale étude sur Les origines du totalitarisme et, en particulier Le système totalitaire1. Pour rendre compte des crimes massifs perpétrés par ces régimes totalitaires, la soumission aveugle aux ordres occupe une position centrale. Au moment où Milgram clôt ses expériences, en 1963, la même Hannah Arendt publie une autre magistrale étude sur la soumission à l’autorité. Dans Eichmann à Jérusalem, elle rend compte du procès intenté en 1961-1962 à ce nazi responsable de la déportation de millions de juifs2. Pour sa défense, Eichmann ne cesse de répéter qu’il s’est borné à obéir aux ordres. Stanley Milgram publie le résultat de ses expériences sous le titre explicite de Soumission à l’autorité, Obedience to Authority3.
Rappelons brièvement le dispositif mis en place à Yale. Sous prétexte de tester la mémoire des candidats, le psychosociologue fait correspondre chaque mauvaise réponse à une décharge électrique administrée par le questionneur au répondeur. Les décharges sont progressives jusqu’à un voltage pouvant entraîner la mort et fixé au maximum de 460 volts. Encore faudrait-il préciser que le répondeur est un comédien, lequel mime la douleur. Résultat : 62% des candidats questionneurs administrent la dose supposée mortelle. J’ajoute que cette expérience a été reproduite
une vingtaine de fois, dans différents pays, avec à chaque reprise le même type de résultat. En 1978, Henri Verneuil l’a transposée au cinéma dans I comme Icare, avec Yves Montand dans le rôle principal.
Dans Le Jeu de la mort, Christophe Nick va expérimenter la même situation en l’adaptant à l’espace télévisuel de la téléréalité. Pour ce faire, il va reconstituer un plateau de télévision, c’est– à-dire un public ignorant de l’enjeu de l’expérience, du moins pour le premier candidat de l’enregistrement. Il va ensuite recruter 80 candidats eux-mêmes dans l’ignorance. Enfin, comme chez Milgram, il va recourir aux services d’un acteur jouant le rôle du répondeur, du questionné. Quant à l’animatrice du jeu, il l’a choisie parmi les présentatrices connues du grand public. Elle représente l’autorité télévisuelle et se substitue à l’autorité scientifique, représentée par un professeur de psychologie dans l’expérience de Yale.
Interrogeons-nous sur le nouveau résultat : ce ne sont plus 62%, mais 81% des candidats questionneurs qui administrent la dose mortelle de 460 volts. Cela veut-il dire que pour se soumettre à l’autorité, la télévision aurait plus d’autorité que la science ? Quelle que soit la réponse finale à cette question, avançons ceci : le mode d’obéissance à l’autorité mérite d’être éclairé. Trois types d’interrogation nous le permettront.
Tout d’abord, puisque Le Jeu de la mort réalise une parodie de la téléréalité actuelle, dans quelle genèse s’inscrit la téléréalité ? Ensuite, comment situer cette évolution dans un contexte sociétal, historique plus général ? Enfin comment ce type de spectacle vise-t-il à saisir l’essence de la télévision, du moins pour sa réception massive, populaire, et en quoi cette réception populaire intéresse-t-elle l’intime ? Pour répondre à ce programme de triple questionnement, je m’appuierai largement sur un ouvrage que le producteur de l’émission a co–signé avec le philosophe Michel Eltchaninoff. Ils l’ont intitulé L’Expérience extrême4.
Une escalade en trois étapes
Comment se fait-il qu’aujourd’hui des images de cruauté, de violence — tant psychologique que sexuelle — puissent allègrement passer en heure de grande diffusion sans provoquer aucune réaction de réprobation ? La répons e tient à ceci : une gradation et une accoutumance se développant sur trois décennies.
Dans les années 80 apparaissent Psy-show où des couples dévoilent leur vie sexuelle et Sexy-Folies où l’on peut gagner un voyage par un strip-tease en direct. Toutefois, nous restons, dans une certaine mesure, dans un registre plutôt bon enfant. C’est le
règne de la gentille et émoustillante émotion, du moins pour la plupart des candidats.
Dans les années 90, ce n’est plus d’émotions qu’il s’agit, mais de pulsions au grand jour : humiliations et sadisme deviennent des comportements essentiels du divertissement. Par exemple, un certain Nagui obtient qu’une jeune femme qui s’y refusait résolument, accepte d’exhiber une tâche sur sa fesse gauche, résultat obtenu en augmentant le nombre de billets de banque offerts.
Dans les années 2000, un cran de plus est franchi. Bornons– nous à quelques exemples. Loft–Story apparaît en 2001, sollicitant tant les pulsions voyeuristes que sadiques. Nous assistons à la version française du Big Brother néerlandais. Le concepteur a mis en image le Panopticon imaginé au siècle précédent par Jeremy Bentham pour le système pénitentiaire, réalisant l’idéal pour un gardien voyant tous sans être vu d’aucun. Big Brother ou le vrai système totalitaire soutenu par des caméras filmant 24 h sur 24 et réalisant une société de contrôle total. Avec Loft–Story, M 6 fait remonter ses actions en Bourse, sérieusement en difficulté. TF1 se refusait à ce genre de spectacle et pourtant, peu de temps après, emboîte le pas avec L’Île de la tentation. On y associe humiliation, pornographie et obscénité. La chaîne embauche des travailleurs du sexe pour casser des couples. Actuellement, Secret-Story excelle dans le jeu de l’élimination des candidats par eux-mêmes, prototype même des pratiques du néo-management. À l’étranger, on fait encore plus fort. Pour illustration, le Japon programme des émissions incluant la torture ; chez nos voisins anglais, on a programmé des dissections de cadavre à la scie électrique et même…une roulette russe en direct.
Par comparaison, Le Jeu de la mort apparaît comme une douce imitation et, de toutes manières, comme salutaire prise de position de dénonciation par France 2, à l’honneur du service public.
Sans foule, terreur ou idéologie
Dès lors, franchissons un pas de plus dans l’exploration et répondons à la deuxième question. Puisque ces spectacles sont largement diffusés, à quel phénomène collectif historique les rattacher ? Dans la modernité, l’évolution sur les deux siècles précédents, on pourrait distinguer trois entités, trois jalons.
En 1895, le sociologue Gustave Le Bon publie sa Psychologie des foules5. Dans certaines circonstances, un rassemblement humain possède un caractère nouveau pour chacun des éléments qui le constitue. Il en résulte un être collectif, induisant des actes qu’aucun des individus isolés n’aurait commis seul. De là naît un sentiment de puissance, capable des pires extrémités, pour le meilleur et pour le pire.
Deuxième âge d’étude des masses, celui de Hannah Arendt. Dans Les origines du totalitarisme, elle montre comment, lors de la révolution industrielle, les individus arrachés à leurs origines familiales, sociales… sont atomisés. Sous le poids de l’idéologie et de la terreur, ils se transforment en une masse atomisée obéissante6.
Aujourd’hui, avec l’omniprésence des images, on obtient des masses virtuelles. Dans Le Jeu de la mort, une animatrice obtient facilement le conformisme et l’obéissance. Ainsi, à la différence de Gustave Le Bon, on agit seul comme spectateur ou acteur, comme si on faisait partie de la foule. À la différence de Hannah Arendt, on peut devenir bourreau sans terreur ni idéologie. Acteurs et spectateurs partagent un même sentiment d’irréalité. On peut parler d’une « hypnose télévisuelle », où la pulsion touche au plus privé de l’individu.
Un despote à domicile
En ce point, on retrouve en effet le propos sur l’intime et la troisième question envisagée sur l’essence du télévisuel. La télévision apparaît assurément comme une compagne intime de tout un chacun, dans le salon et maintenant dans la chambre à coucher. Ainsi, nous sommes les enfants de la télévision, c’est-à- dire d’une mère à la fois protectrice et abusive. La télévision a réussi à faire de l’intimité la matière première du divertissement télévisé. Cela peut aisément être saisi en se référant à la temporalité.
Distinguons-en trois modalités. D’abord, le temps astronomique rythme le cycle des siècles, des années, des saisons. Ensuite, le temps biologique s’inscrit de la naissance à la mort et les diverses étapes qui les séparent. Enfin, le temps psychologique et social intéresse nos sentiments, nos familles, nos professions7.
Toutefois, par–delà ces trois modalités, existe encore une temporalité qui leur échappe. Cela vise le temps disponible pour la créativité, la pensée, la lecture, celui du divertissement, en particulier par le spectacle. Or, tel apparaît le point notable, la télévision opère par deux voies sur ce temps. En premier lieu, elle parvient à le monopoliser. Pas d’effort à consentir : il suffit de s’affaler sur le canapé et de presser la télécommande. Les pulsions suffisent à subjuguer d’une manière hypnotique. Avec la téléréalité, les pulsions sont satisfaites d’une manière immédiate : avec la « kolhantisation », on peut parler de désublimation.
En second lieu, la télévision opère une confusion entre le réel quotidien et le spectacle fictif. La téléréalité constitue une illustration de cette confusion. Elle pervertit la fonction culturelle du jeu ; la fiction se confond avec la réalité. Pour preuve : dans Le Jeu de la mort, aucune protestation du public une fois la tromperie révélée.
Ainsi, on peut avancer que la télévision est capable de prendre en charge la structure la plus intime de la temporalité humaine et d’exercer à notre insu une emprise comparable à un fanatisme religieux ou un totalitarisme politique. De là résulte une perte de la liberté, une conversion de notre disponibilité en images télévisuelles, donc la plongée dans une sorte d’hypnose. Ce modèle conduit à une forme de despotisme mou, fait de publicités, de séries, de talk–shows et de téléréalité. Il parvient à réaliser le paradoxe de nous faire assister à une violence tout en ayant l’impression de ne pas être influencé. Il en résulte la conséquence suivante : pour ceux qui sont invités sur un plateau de télévision, s’impose une attitude consistant à s’identifier au regard attendu du téléspectateur.
Quant à la conséquence morale, la voici : non pas avec Rousseau de ne pas faire à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse, non pas avec Kant de ne jamais considérer autrui uniquement comme un moyen et toujours comme une fin, mais cette nouvelle maxime télévisuelle : « Agis de telle sorte que, si tu te voyais à la télévision, tu ne zapperais pas ». C’est en suivant cette maxime, qu’aucun des présents sur le plateau du Jeu de la mort n’a osé interrompre le jeu, ne s’est décidé à quitter le plateau.
En conclusion, telle apparaît la réalité commune de la télévision dont la téléréalité constitue la pointe extrême. Et pourtant, ce média peut aussi fonctionner comme un instrument d’éducation, de réflexion. Il reste un outil, certes mal utilisé, mais à disposition de plusieurs fins. Ainsi, Le jeu de la mort comporte bien cette visée éducative : donner du sens, éveiller une prise de conscience chez le téléspectateur, à commencer par les candidats du plateau. Avec la télévision, il y a ce qu’elle est, sa pratique sociale, et ce qu’elle pourrait être. À propos d’outil et du bon usage que l’on en peut faire, une notre terminale introduira Platon. Par Socrate, il fait condamner l’écriture, laquelle tarit la pensée. Cependant, sans cet outil, il sait très bien que l’on ne souviendrait que très difficilement de sa propre pensée.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ARENDT HANNAH, Le système totalitaire, Harcourt Brace & World, Ink, New York, 1951, trad. Bourget Jean-Loup, Davreu Robert et Lévy Patrick , éd. du Seuil, Paris, 1972.
ARENDT HANNAH, Eichmann à Jérusalem (1963), trad. Guérin Anne, Gal- limard, Paris, 1997.
LE BON GUSTAVE, Psychologie des foules (1895), PUF, Paris, 1963.
MILGRAM STANLEY, Soumission à l’autorité : un point de vue expérimen- tal, Harper & Row, Publisher Ink, New York, 1974, trad. Molinié Emy , Calman Lévy, Paris, 1974.
NICK CHRISTOPHE, ELTCHANINOFF MICHEL, L’expérience extrême, avec les contributions scientifiques de Beauvois Jean-Léon, Courbet Didier et Oberlé Dominique, Don Quichotte, une marque des éditions du Seuil, Paris, 2010.